André Chamson

Conservateur du Petit-Palais

 

Le secret de la vocation

 

De tous les dons qu’un être peut recevoir celui qui, peut-être, nous touche le plus et nous semble à la fois le plus mystérieux et le plus noble, c’est celui que nous appelons la vocation (…) Je me souviens du jour où, regardant le toiles de Jacqueline Gaussen-Salmon, je lui disais qu’elle allait du sombre au clair, qu’elle était comme attirée par l’appel de la lumière et qu’elle suivait en cela le chemin qu’avaient parcouru bien des Maîtres. Ce passage de la manière obscure au faire lumineux est peut-être un des signes les plus certains de la vocation de peintre. Il conduit l’artiste au seuil de ses plus grands joies. Il coïncida pour beaucoup avec la conquête de la plénitude.

Avant de les fermer pour toujours, Jacqueline Gaussen-Salmon avait ouvert les yeux sur cette immortelle beauté de la lumière. Le destin ne lui a pas permis d’achever son œuvre, mais elle était arrivée à l’endroit ou le grand secret se découvre ; à l’endroit même où nous savons que toute vocation se trouve remplie.

 

Jacqueline Gaussen-Salmon. Sa vie et son œuvre. 1906-1948. Paris. 1949

 

 

Vincent Bioulès

 

Une merveilleuse innocence

 

Ni critique, ni historien, seulement peintre, mon rôle n’est pas ici d’attribuer à Jacqueline Gaussen-Salmon une place qui lui ferait défaut, de réparer une injustice, de lui restituer aujourd’hui ce dont la guerre et sa condition de femme pourraient l’avoir cruellement privée. Acceptons, tout compte fait, que tout le monde est à sa place et que la place que nous occupons correspond davantage à un voeu secret de notre inconscient qu’à des éléments et des circonstances extérieures à nous-mêmes. Ce qui m’importe donc est bien la place tenue par Jacqueline Gaussen-Salmon, tout comme je ne puis écrire sur son travail et sur elle-même que de celle que j’occupe en traçant ces lignes.

Sans doute ai-je eu le privilège de découvrir quelques-uns de ses tableaux avant de lire son journal et ainsi d’avoir perçu dans le silence et l’épaisseur de sa peinture une demande, une exigence, une interrogation douloureuse, comme une main tendue vers des confrères absents, et bien avant d’en avoir écouté le chant fragile et soutenu traversant la totalité de son journal.

Ce qui m’apparaît si bouleversant dans son cas, c’est qu’afin de se sauver elle-même et pour tout simplement exister alors que tout autour d’elle semble condamné à disparaître, elle va demander à la peinture avec une merveilleuse innocence d’être pour elle ce qu’elle fut pour les plus grands, le contraire même de ce que lui demande un amateur : de lui permettre de dire la réalité du monde, au moment même où ce monde est à deux doigts de l’abîme et de prendre le parti de la Genèse la veille du Jugement Dernier. Qu’importe qu’elle ait eu le temps de réussir ou non son pari. L’essentiel était la justesse même de sa position et l’ essentiel est que nous puissions la percevoir encore et jusque dans des toiles dont elle-même n’était pas satisfaite.

Pour un peintre, le réel n’est jamais acquis et la fonction de la peinture est justement de passer, en tâchant de représenter encore et encore ce qui nous entoure, de ce réel chaotique et touffu à la réalité qui en est le langage.

En allant peindre une après-midi d’octobre dévasté par le mistral glacé dans les Jardins de la Fontaine, en déplorant face la splendeur immuable de la lumière et des frondaisons que ce réel lui échappe, Jacqueline Gaussen-Salmon nous rappelle ce à quoi nous devrions songer tous le jours : la distance qui la sépare de ce pan de mur baigné par le soleil déclinant, cet espace qu’elle découvre devant elle et que nous appelons le paysage, n’est autre que la projection dans l’espace matériel de l’espace intérieur que nous appelons notre âme.

En choisissant ainsi de se dire face au monde et de se confesser comme manque, voici qu’elle s’avance alors miraculeusement sur un fil tendu au-dessus de l’épouvante et ne saurait être engloutie. Ainsi nous apprend-elle que de tous ceux qui peuplent la terre, l’être humain est le seul qui soit fait d’absence, de désir et d’appel. Fort d’en prendre conscience à sa suite, comment ne pas l’aimer pour toujours ?

 

Catalogue de l’exposition Jacqueline Gaussen Salmon. Une vie de peintreUne vie de femme. Espace Lawrence Durrell, Sommières, 1993

 

 

Philippe Dagen

 

Paysages perdus

 

Tout au long des années 30 et jusqu’à sa mort en 1948, à quarante-deux ans, Jacqueline Gaussen-Salmon a peint. Après plusieurs années aux Beaux-Arts, dans l’atelier de Pierre Laurens, elle a exposé dans les Salons et pratiqué assidument la gravure sur bois. Puis son œuvre a comme disparu, pendant près d’un demi-siècle, avant de réapparaître aujourd’hui. Voici une peinture qui ne doit rien à l’époque où elle a été faite, rien aux avant-gardes contemporaines, rien qui permette de la situer ou de la dater. On croirait plutôt un impressionnisme méridional, peut-être influencé par la peinture provençale du siècle dernier, un impressionnisme hors du temps qui n’est pas sans évoquer celui d’un Georges d’Espagnat.

 Il est à son meilleur dans le paysage, que Jacqueline Gaussen-Salmon savait découper sans ménager de transitions inutiles, en construisant par plans de couleurs opposés. Les toiles les plus réussies, les Jardins de La Fontaine à Nîmes, une vue des toits de Sommières, une autre du pont de cette bourgade, se distinguent par l’intensité des harmonies et une touche appuyée, qui définit le contour de la forme tout en plaçant l’accent lumineux nécessaire au volume. Il y a là, plus que dans les natures mortes et les portraits, une vigueur et une belle simplicité.

Peinture d’amateur, dira-t-on cependant puisque son auteur a peu montré son œuvre, exception faite de ses participations à des Salons où, il est vrai, le sort de l’art moderne ne se jouait plus depuis longtemps. Peinture d’amateur ? « Il n’y a pas de peinture d’amateur, disait Manet. Il n’y a que la bonne et la mauvaise peinture. » Celle que l’on découvre à Sommières appartient à l’évidence à la première de ces deux catégories.

 

Le Monde, 10 août 1993

 

 

Jacques Proust

 

Les vibrations de la lumière

 

Une jeune femme, morte trop tôt sur une plage ; un jeune homme fauché sur un champ de bataille : les peintres disparus précocement, comme Frédéric Bazille (1841-1870) et Jacqueline Gaussen Salmon (1906-1948) émeuvent plus que ne le feraient leurs œuvres achevées, si nous les découvrions anonymement au détour d’une salle de musée. Nous cherchons au-delà des couleurs et de la toile des signes annonciateurs, la marque d’une secrète angoisse.

 Dans les oeuvres de Jacqueline Gaussen-Salmon exposées actuellement à Sommières, ce sera le regard du bébé peint en 1937 : était-il vraiment si profond ? Etaient-ce les yeux de sa mère qui se reflétaient dans leur eau ? On s’attarde devant ce regard comme devant celui de L’Infant de Velasquez, raidi dans son vêtement de cérémonie, retenant ses larmes pour rester digne de sa grandeur empruntée. Ce sera peut-être aussi La Cour, peint en 1947 : il fait nuit, le bleu profond d’un grand ciel provençal se devine par-dessus le toit, la cour est sombre sous les grand arbres : au fond une table faiblement éclairée, autour de laquelle des enfants sont assis ; derrière la table, sous une longue galerie, le rectangle d’une porte grande ouverte, éclatant de lumière dorée. Plusieurs autres tableaux s’organisent ainsi autour d’une porte, d’un fenêtre, quelquefois d’une seule tache de lumière sur l’eau d’une rivière ou le sable d’un jardin, comme si l’artiste était plus curieuse de ce qui est au-delà, du tableau que de la surface à peindre.

Cette « surface » est belle, pourtant. Jacqueline Gaussen-Salmon, après Bazille, sut admirablement restituer dans ses paysages la transparence des jours et des nuits sur les confins du Languedoc et de la Provence, au bord du Vidourle, près de Lunel, en aval du pont de Sommières, dans les jardins de la Fontaine, à Nîmes. Plusieurs des tableaux et des dessins exposés à Sommières ont été peints pendant la guerre. Ils sont quelquefois datés : « 6 septembre 1939 »... Même si le journal du peintre (Une prière dans la nuit), publié chez Payot l’an dernier, ne nous le disait pas, on comprendrait devant cette évidence tranquille qu’ils étaient une forme de résistance, l’affirmation d’une espérance.

Les rétrospectives des peintres qui vécurent longtemps se composent en général de trois parties : les œuvres de jeunesse, où le peintre se cherche et emprunte, celle de la maturité, où il s’affirme, impose un style et celle de la vieillesse où, libéré enfin de toutes contraintes, à commencer par celles de la technique désormais maîtrisée, il donne toute la mesure de son génie. Jacqueline Gaussen-Salmon a disparu avant d’atteindre la pleine maturité. Elle savait cependant où elle voulait aller. Elle le dit dans son journal (24 novembre 1943) : « Je reprends de vieilles toiles dont j’avive les couleurs et rehausse les effets, soucieuse surtout d’enrichir leurs matières. Il faut que la matière, indépendamment du sujet, soit pour l’oeil source de volupté. »

Une force inconnue commençait à soulever la pâte colorée, en effet, lorsqu’elle peignit Toits à Sommières (1946), L’Escalier (1947), Les Rochers à Saint-Raphaël (1948), et l’on devine l’ivresse avec laquelle elle se serait laissée emporter par cette vague, s’il lui avait été donné de vivre.

 

Réforme, 14 août 1993

 

 

Rémy Loury

 

Peinture au bois dormant

 

 Il y a des expositions dont on sort ébloui, émerveillé. D’autres qui intéressent. Dans celle-ci, c’est l’émotion qui l’emporte. Et il n’est pas exclu d’en sortir simplement bouleversé. Il y a pour cela ce qui tient à la peinture elle-même. Et ce qui est son histoire, quelque chose d’assez insolite et romanesque qui vaut d’être dit.

 Quand elle mourut subitement sur la plage de Maguelone, le 1er septembre 1948, Jacqueline Gaussen-Salmon laissait derrière elle un mari et deux enfants. Mais aussi plus de deux cent cinquante toiles, des aquarelles et des gravures sur bois réparties entre ses ateliers de Paris et de Sommières. Et plus secrètement, quelques cahiers d’écolier remplis d’une écriture fine et sans ratures : le journal auquel elle s’était attachée depuis cette première phrase en date du 4 septembre 1939 : « Ainsi donc, depuis hier mon pays est en guerre .»

 Ce sont ces fils épars d’une existence et d’une création interrompues qui peu à peu retrouvent leur cohérence. L’an dernier il y eut la redécouverte de ce journal intime par son fils, le journaliste Frédéric Gaussen. Ce live (1) fut pour beaucoup la révélation d’une écriture, limpide, vive, et pénétrante, et la rencontre d’une femme à la sensibilité très proche.

 Restait la peinture. Quelques privilégiés y avaient accès parfois, dans cet atelier sous les toits, ouvert sur la colline et les pins auxquels Sommières s’adosse. Un projet de musée s’esquisse et l’exposition actuellement en place lui donne toute sa crédibilité.

Car cette peinture au bois dormant a la même qualité d’émotion que le Journal qui l’accompagne. C’est d’ailleurs une chose tout à fait étonnante que de constater autant de correspondances, aussi justes, entre deux formes d’expression chez une même artitste. On retrouve sur la toile cette même quête éperdue : pénétrer les secrets de cette beauté, de ces émotions qui l’assaillent, les offrir sur la toile. Sans cryptage. Avec une simplicité qui est pour beaucoup dans la sympathie profonde et immédiate avec la quelle on entre dans cette peinture.

 

Heures méridionales

 

Au-delà de quelques morceaux de bravoure (l’église de la Salpêtrière ou la place des Vosges) démontrant une maîtrise technique non négligeable, ce qui touche surtout c’est une sensibilité très particulière au jeux de la lumière, à ces ambiances qu’ils déterminent.

On le perçoit dans ces paysages, dans ces variations par exemple sur les Jardins de la Fontaine qui furent un de ses lieux de prédilection. Dans deux toiles en particulier : l’une en perspective montante ou deux taches de jaune acide donnent tout leur poids aux verts sombres, aux mauves et aux roses des contrejours, et l’autre où l’ocre rouge domine dans la descente face au soleil.

C’est une peinture qui sait dire l’ombre chaude de midi, et la lumière qui filtre d’une porte quand la nuit est tombée et qu’on demeure à veiller dans la cour. Toutes ces modulations des heures méridionales, paysages de solitude où veillent des cyprès, toits dont les rangées de tuiles ondulent sous un ciel accablant, elle les dit avec une justesse admirable.

Elle sait aussi dire les rêveries d’un enfant à l’heure de la sieste et l’en se prend à évoquer Colette devant ces scènes intimes, cueillettes de cerises, fillette dans un atelier, plaisirs d’un repas champêtre volé au temps. Mais ce serait une erreur de ne voir là qu’une peinture d’un intimisme anecdotique. C’est une vraie recherche, profonde et sérieuse qu’a menée Jacqueline Gaussen-Salmon, évoluant peu à peu vers une densité où la matière prenait de plus en plus d’importance.

 Simplement, cette recherche qui était le sens de sa vie elle l’a menée avec une innocence, un refus des systèmes et des modes qui est sans doute ce qui nous la rend si proche aujourd’hui.

 

(1) Une prière dans la nuit, journal d’une femme peintre sous l’occupation, Payot

Midi Libre, 17 août 1993

 

 

Josyane Savigneau

 

La femme blessée

 

En 1939, elle avait trente-trois ans. C’était une jeune femme qui se sentait obscurément menacée et tentait de garder intacte son énergie vitale. Elle relevait minutieusement dans son journal intime, ce que probablement, elle n’osait jamais confier à haute vois, fût-ce à ses proches. Elle avait un mari qui la soutenait sans faillir, deux enfants qu’elle aimait et voulait éduquer à sa manière, une famille attentive et chaleureuse. Et pourtant elle était seule. Partout « en marge ». Marginale parce qu’elle était peintre. Marginale dans sa peinture, éloignée de toutes les questions posées par les artistes depuis la fin du dix-neuvième siècle. Marginale dans sa famille protestante, car sa foi ardente la rapprochait du catholicisme et la rendait sceptique sur le « grand bienfait » de la Réforme.

Jacqueline Gaussen-Salmon est morte brutalement, à quarante-deux ans, le 1er septembre 1948, sur une plage près de Montpellier. Elle laissait quelques trois cents toiles, dessins et bois - à Sommières, dans le Gard, où elle avait un atelier, on va lui consacrer un musée - et un Journal.. Son fils Frédéric, aujourd’hui rédacteur en chef au Monde, a retrouvé trois parties de ce Journal (« 4 septembre 1939 - 13 septembre 1940 ; « 2 juin 1942 - 7 septembre 1944 ; « 10 septembre 1944 - 21 août 1948 » - que publient les éditions Payot sous le titre Une prière dans la nuit.

« Tous les artistes qui sont devenu « quelqu’un » ont fait leur vie eux-mêmes. Ils la font comme un besoin obscur les pousse à le faire. » Affirmer sa vie en dépit des obstacles ; forger une biographie qui ne soit pas simple soumission aux aléas de l’existence : c’est la « prière » de Jacqueline Gaussen-Salmon, dans la nuit épaisse de la deuxième guerre mondiale et dans la poisseuse réalité sociale. Tout concourt à la blesser, à multiplier « les petites désespérances continues qui vous écharpent méthodiquement .» Elle s’entend dire que la peinture est un « agréablement passe-temps » par des « dames », « de ces dames qui me font frémir et me jette incontinent ans la panique ». Elle ne leur répond pas et garde pour son Journal sa colère :  « La peinture n’est pas un passe-temps ; c’est ma religion, c’est ma vie. »

Ainsi ce texte trace le portrait d’une femme que ceux qui l’ont rencontrée ne reconnaîtraient probablement pas. C’est dans les mots, autant peut-être que dans son travail de peintre , que Jacqueline Gaussen-Salmon cherche sa vérité, animée d’une singulière lucidité. Lucidité sur elle-même, sur sa précarité - « Si je mourais demain, que resterait-il de moi ? » est une hantise constante - liée à l’intuition de mener une bataille perdue - « Je ne peux plus travailler » ; « J’ai cent ans ». Lucidité aussi sur la situation historique, dès la capitulation, en juin 1940. « Qu’a-t-on fait de la France ? Ceux qui en avaient la garde, qui l’ont tenue entre leurs mains depuis vingt ans , sont d’immenses coupables, on s’en rendra compte dans l’Histoire. (...) Faut-il donc remettre son sort à tous ces vieillards tremblants, »

 

« Travailler comme on adore »

 

La vie matérielle, plus que tout, accable cette jeune femme. Elle lutte, elle peint, elle lit, elle tente de rassembler et de concentrer ses forces, mais plus on avance dans son récit, plus on pressent, comme elle, qu’elle s’épuise en vain. « Et vivre sans travailler, est-ce bien vivre ? Plus que jamais, j’en ai l’ardent besoin ! Travailler seule, en tête à tête avec son œuvre, sans se laisser atteindre par les suggestions extérieures, par les concessions au goût du public. Qu’est-ce, au fond, que le public ? Cette matière fluide, inconsistante, glissante, sans raisonnement et sans cœur ? Mais travailler comme on adore.... (…) Qu’ils sont heureux ceux qui ont pu, passionnément, donner tous les moments de leur vie, toutes leurs forces vives, à la poursuite de leur rêve ! » Ce rêve, cassé, est tout en entier dans ce récit intime, qui émeut mystérieusement.

 

Le Monde, vendredi 3 avril 1992

 

 

Rémy Loury

 

Dans la lumière de l’écriture

 

Ce pourrait être l’un de ces artifices littéraires qui permettent d’entrer à moindres frais dans une narration romanesque. Un fils, un demi-siècle après la disparition de sa mère, retrouve dans une armoire, trois cahiers oubliés. Papier à lettre jauni et petits carreaux d’écolier couverts d’une belle écriture régulière.

C’est un journal intime, sans ratures ni remords, courant au jour le jour, à travers neuf années. Un cahier manque, un blanc de dix-huit mois, mais pour le reste, tout est là, d’une vie et de ses émotions transcrites avec autant de sensibilité que d’assiduité. Le fils se plonge dans cette lecture avec l’émotion qu’on devine. Il y découvre aussi une authentique valeur littéraire. Un éditeur contacté confirme avec enthousiasme l’intérêt du document. Et le livre est publié.

Mais tout cela n’est en rien de la fiction. Cette histoire est vraie. C’est Frédéric Gaussen qui vient de la vivre. Rédacteur en chef au Monde, où il dirigea pendant de nombreuses années la rubrique Education, il avait entendu parler de ce journal tenu par sa mère Jacqueline Gaussen-Salmon.

Quelques extraits en avaient même été publiés par son père, l’érudit Ivan Gaussen, peu après le décès de cette mère bien aimée, frappée de mort subite un jour de l’été 1948 sur la plage de Maguelone. Jacqueline Gaussen-Salmon n’avait que 42 ans. Elle disparaissait avec la même discrétion lumineuse qu’on retrouvera tout au long des pages de son journal. Comme à travers ses tableaux. Puisqu’elle était aussi peintre. Peintre avant tout, dira-t-on.

 

Sensibilité et alerte.

 

Une visite à la maison familial de Sommières, belle vieille demeure citadine toute imprégnée de souvenirs, suffit pour comprendre à quel point cette présence est demeurée vivante. L’atelier surtout, vaste espace sous les toits, où sont conservés toiles et dessins, une bonne part de cette oeuvre riche de près de trois cents pièces.

On y décèle une dévotion, une urgence, un enthousiasme, un don de soi qui sont la marque des vrais artistes. Pas de compromissions avec les modes du moment. Rien qui se réfère aux recherches factices des quêteurs de succès. Non, toutes ces toiles ne témoignent que d’une volonté obstinée d’approcher sa vérité, celle qu’on sent vibrer au fond de soi. Ce qui est le plus difficile à transcrire parce qu’il s’agit d’une recherche de l’absolu.

On perçoit d’évidence ces dons et cette rigueur à travers tous ces paysages, ces portraits, ces scènes d’intérieur. Une sensibilité sans cesse en alerte, guettant les mystères de la lumière avec pour guide, ces artistes qui firent toute une part de la tradition française. Corot n’est pas loin et l’esprit de Chardin non plus. Watteau aussi pourrait être évoqué sans risque d’erreur, tout comme les peintres de Barbizon auxquels elle aimait se référer.

Tout cela vibre et touche au plus profond. Et ce sont ces mêmes qualités que l’on retrouve dans le journal qui vient d’être publié. Car Jacqueline Gaussen-Salmon est tout sauf une diariste ordinaire recueillant pêle-mêle émotions intimes et de recettes de cuisine. Non, chacune des journées qu’elle a dédiées à l’écriture est composée comme un vrai tableau avec finesse et acuité et un bonheur d’harmonie qui baigne toutes ces pages d’une lumière très personnelle.

L’intérêt pour le lecteur sera des plus variés. On pourra s’attacher par exemple aux pages délicates et tendres qu’elle dédie à sa famille. Ses parents, son mari, ses deux frères officiers de marine dont la guerre l’a séparée. Et bien sûr, ses deux enfants, le petit Frédéric et Françoise, la pianiste devenue depuis l’épouse de Michel Garcin, l’animateur des Soirées musicales de Villevieille. Ce sont les pages intimistes, souvent délicieuses par la qualité de l’écriture.

Il y a aussi autre chose qui est, peut-être, plus rare : un regard de mémorialiste du quotidien, de ceux qui savent éclairer l’Histoire par une notation bien vue. Le journal s’ouvre d’ailleurs par un de ces accords plaqué avec force : « Ainsi donc, depuis hier, mon pays est en guerre ! »

Au fil des pages, on la vivra cette guerre à travers des croquis, des instantanés révélateurs aigus d’une France qui se défait, qui se soumet, qui survit dans l’ombre de l’occupant. La France déboussolée de la débâcle, les années de privation et de désespoir. L’humiliation, les privations. La confiance renaît peu peu. Et pour finir, le deuxième cahier, des images tourbillonnantes de vie de la Libération, du vécu savoureux et enthousiaste, pages dignes de figurer dans une anthologie des témoignages sur ces heures d’exception.

 

Un musée à Sommières

 

Enfin, il y a l’artiste, cet autoportrait d’une femme dans l’épuisante quête d’un idéal qui ne lui laisse jamais de répit. « La peinture pour moi n’est par un passe-temps , écrit-elle. C’est ma religion, c’est ma vie. » Et cette phrase n’est pas une clause de style. Elle est à prendre au pied de la lettre. Avec ce que cela entraîne de doute, d’efforts, de souffrance. « Qu’ils sont heureux, ceux qui ont pu, passionnément, donner tous les moments de leur vie, toutes leurs forces vives, à la poursuite de leur rêve, » écrit-elle encore.

Jacqueline Gaussen-Salmon écrivait comme elle peignait : pour répondre à une exigence intime. Mais elle avait aussi – c’est perceptible dans l’évidente recherche formelle de ce journal – le désir que ce message soit transmis. Qui sait ? Peut-être un jour publié.

Ce vœu secret aura été exaucé. Nul doute que nombre de ses lecteurs seront des amis comme son coeur les aurait souhaités.

Il reste encore à aller un peu plus loin. La municipalité de Sommières a décidé de lui dédier un musée où seraient réunis aussi les oeuvres de peintres qui ont honoré les paysages de la vallée du Vidourle. Le projet semblait assez avancé, mais la démission de Jean -Marie Cambacérès est un contretemps qui n’avait pas été prévu.

Sera-t-il remis en question par la nouvelle municipalité ? On peut espérer que la parution de ce livre soit l’élément décisif qui le fasse aboutir ? La « Prière dans la nuit » aura été alors pleinement exaucée. `

 

Midi Libre, jeudi 9 avril 1992

 

 

Véronique Zbinden

 

Fragments de mémoire

 

« Ainsi donc depuis hier, mon pays est en guerre. Cet état que l’on croyait précipité dans le passé (…) le voilà revenu » : les premières lignes du journal de Jacqueline Gaussen-Salmon, femme peintre, portent la date du 4 septembre 1939.

Riches d’une « charge émotionnelle qui requérait d’abord le silence », ces trois cahiers denses – préfacés par le fils de l’auteur, Frédéric Gaussen, journaliste au Monde – sont publiés dans leur intégralité (…)

Reléguée en province par la déclaration de guerre, séparée de ses proches, son mari et ses frères, Jacqueline Gaussen-Salmon nous donne à revivre les heures sombres pendant lesquelles le monde s’enfonce dans le drame.

De manière allusive elle fait resurgir les vieux démons, au moment où les magistrats parisiens ont choisi d’absoudre le régime de Vichy, cette période béante de l’histoire où la France « cesse d’exister».

Suivant avec effroi les épisodes du conflit, Jacqueline Gaussen Salmon dit son incompréhension , quand le 17 juin 1940, une TSF fait entendre le discours de Pétain (« C’est le cœur serré que je vous dis aujourd’hui qu’il faut cesser le combat »). « Avais-je bien entendu ? (…) Rien ne pourra jamais traduire ma révolte. » Son horreur face aux événements de Mers-el Kébir : « La France entière et son gouvernement sénile sont emprisonnés, n’y aura-t-il pas un sursaut ? Peu à peu s’installe la désespérance. Le dégoût s’y trouvait depuis longtemps. » Ces pages dépeignent avec lucidité ces moment douloureux, où le seul fait d’écrire se mue en un geste d’espoir et de résistance. Elles nous rappellent la valeur du passé – de sa réévocation – en tant que repère indispensable à la compréhension du présent, à l’appréhension de l’avenir. Et nous permettent de garder à l’esprit qu’en 40, la solution de « lâcheté » prévalut.

Mais ce journal évoque aussi – surtout – une vie tout entière tendue ver la peinture, « ma religion et ma vie ». Une existence faite d’instants volés, le plus souvent possible, aux contingences et aux nécessités pratiques... Jacqueline Gaussen- Salmon s’inscrit dans la lignée des peintres paysagistes français pour qui la nature est bien plus qu’une source d’inspiration : « Que rien ne s’interpose entre la nature et celui qui la sert  (…) Se fondre, se perdre dans la nature. » Aussi ses préférences esthétiques – peu conformes aux tendances de l’époque - vont-elles plutôt à l’Ecole de Barbizon, aux impressionnistes, à Courbet, expliquant en partie l’isolement qu’elle dit éprouver. Ses descriptions sont empreintes d’une vive sensibilité : « Une somptuosité de gris discrets, modulés sur mille tons d’une variété incroyable ; le ciel gris, les bouquets d’arbres légers, la massive architecture des chênes sombres. Un paysage brassé, sculpté dans une pâte unique. »

Le troisième cahier s’achève – le 21 août 1948 – sur une note brumeuse : « Le gris désespéré des pierres, la boue noire en cloaque dans ce qui sert de rues (…) La montagne perdue dans le brouillard, comme un invisible étau qui a perdu ses splendeurs. » Reflet de l’avenir voilé d’un pays – où la fin de la guerre n’empêche pas la montée du sordide, pas plus qu’elle n’apporte la délivrance attendue – l’image est aussi prémonitoire de la mort que Jacqueline Gaussen Salmon rencontrera quelques jours plus tard.

 

Construire (Genève), 17 juin 1992

 

 

Jean-Louis Kuffer

 

Les notes d’une âme pure

 

Il est certains livres qui, parce qu’ils sont nés d’un besoin vital de s’exprimer, nous touchent alors qu’ils ne visaient pas à l’origine, la moindre diffusion publique ; et tel est, après l’admirable journal du peintre Colin d’Amiens, celui d’une autre artiste prématurément disparue en septembre 1948, Jacqueline Gaussen-Salmon que sa famille a cru bon, avec raison, de publier.

Ce journal d’un femme peintre sous l’occupation nous intéresse à la fois par le témoignage attentif et clairvoyant qu’il apporte sur ces années de guerre (de 1939 à 1940, puis de 1942 à 1944) et , d’une façon plus personnelle, par les notations multiples que l’artiste isolée (lorsque la guerre éclate, elle est seule avec ses petits enfants à Sommières, coupée de son mari et de ses frères) consigne au jour la jour. Ainsi évoque-t-elle ses tribulations quotidiennes de mère-artiste, son entourage bourgeois et provincial qui ne la comprend guère, la nature où elle ne cesse de fortifier sa conviction que la vie a un sens et une harmonie malgré la déraison humaine, ses enfants, les livres dont elle se nourrit, les nouvelles qu’on attend en tremblant.

Faute de connaître la peinture de Jacqueline Gaussen-Salmon - dont quelques reproductions signalent du moins la remarquable qualité, dans le sillage des postimpressionnistes – le lecteur appréciera d’emblée, cependant, le récit « pictural » de l’artiste, où alternent croquis et scènes de genre, paysages et portraits, au fil d’une chronique dont la finesse de la touche contraste avec la brutalité de l’époque. De fait, ce qu’il y a de très beau dans ce livre c’est que les grands et les petits événements s’y trouvent ressaisis dans leur juste proportion et sous le même éclairage. L’écriture claire et vive , élégante et sensible de l’auteur, contraste avec la tristesse des jours. Une énergie salubre se dégage de ces pages . « C’est que, note Frédéric Gaussen dans son excellente préface à l’ouvrage de sa mère, dans la nuit qui a saisi le monde, le simple fait d’écrire, de bien écrire, de parler de la vie est un geste d’espoir et de résistance. »

 

24 Heures (Genève) 28-29 mars 1992

 

 

Olivier Mongin

 

Le journal tenu durant la guerre par Jacqueline Gaussen-Salmon offre une succession de touches extrêmement sensibles qui sont destinées à donner vie aux absents, à recréer fictivement l’unité brisée des membres de la famille et des proches. Mais ce journal qui correspond à la publication de trois cahiers (…) est écrit par une femme peintre, ce qui lui donne une vibration particulière : si l’artiste confrontée à la guerre et qui se plaint du froid ou de la faim cherche naturellement à privilégier les moments rares, ceux de la création – illuminations, lumières inattendues, irradiations du paysage – cette aptitude à inventer des tableaux dans la tourmente favorise moins un retrait vis-à-vis de l’histoire qu’un regard d’une grande liberté sur les gens, la foule qui s’empresse à Nîmes ou sur les voyageurs du train de Sommières. Plutôt que d’isoler cette femme troublée par l’absence des siens, la peinture lui permet de voir autrement le monde, de ne pas désespérer de l’humanité. La peinture libère chez elle une mémoire, elle dévoile des « restes » d’humanité qui ne sont pas encore vaincus, elle rappelle aussi que d’une guerre à l’autre les individus ne sont ni pires, ni meilleurs. « Pourquoi croire, écrit-elle dès le 4 septembre 1939, que nous soyons d’une essence différente à celle de nos pères, et pourquoi serions-nous épargner plutôt qu’eux ? »

 

Esprit, novembre 1992

 

 

Philippe Senart

 

Une trouée de lumière

 

Une prière dans la nuit est le « journal d’une femme peintre sous l’Occupation ». Commencé le 4 septembre 1939 à Sommières, petite ville languedocienne étendue dans la garrigue sous la chaleur qui plaque sur elle une lourde brume où toute forme est confondue et toute couleur effacée, il se termine le 21 août à l’Espérou dans le brouillard du Mont Aigoual où tout est englouti et disparaît. Quelques jours après, Jacqueline Gaussen-Salmon a trouvé la mort sur une plage de la Méditerranée. Sa brève vie s’inscrit dans ce Journal entre deux taches grises : la « campagne incolore » de l’été 1939 à Sommières, le « lugubre anéantissement » dans le brouillard du Mont Aigoual de l’été 1948. Elle fait entre elles une trouée de lumière.

« Ces cahiers misérables n’intéresseront jamais personne », confie à son Journal « écrit en secret » Jacqueline Gaussen Salmon. Il est aujourd’hui publié, présenté , annoté par son fils M. Frédéric Gaussen. Il a rencontré aussitôt une audience. Est-ce parce que, dit M. Gaussen, il est un témoignage sur une époque ? C’est la chronique de ces jours sombres où l’air de Paris, étrangement, avait retrouvé sa légèreté et son odeur, où les capitales provinciales libérées de l’emprise parisienne se repliaient sur leur passé et rêvaient, telle Nîmes, de se donner pour modèle Dresde ou Weimar. Un prière dans la nuit n’est pas seulement ce témoignage, c’est dans une nuit qui est celle de l’Occupation mais , aussi bien, celle où est plongée toute vie qui ne serait que matérielle, le halo lumineux d’une âme, une aspiration spirituelle. C’est une prière à la Beauté. « Priez pour la Beauté », a dit le saint Pape Pie X. « La peinture est une religion », répond Jacqueline Gaussen-Salmon. Protestante nîmoise, descendante de calvinistes contempteurs et briseurs d’images, Jacqueline Gaussen-Salmon a, dans un mysticisme tout d’effusion mais qui prend corps dans la représentation des êtres et des choses, la nostalgie du catholicisme. Elle souffrait, petit fille élevée chez les Soeurs, d’être, au moment de la prière, exclue de la classe. Instinctivement, elle proteste contre cette séparation.

L’Art est le moyen pour elle de se réintégrer dans une communion universelle. L’Art lui révèle la Nature. Le peintre de sensibilité très fine qu’était Jean d’Armaillé s’exclame devant les peintures de Jacqueline Gausen-Salmon : « C’est Bazille couronné par Gauguin. » Il ne croit pas si bien dire. Jacqueline Gaussen-Salmon écrit dans son Journal que c’est à Gauguin qu’elle doit d’avoir découvert le contact direct avec « un monde qui existe et que nous ne savons pas voir. » Toute l’oeuvre picturale de Jacqueline Gaussen-Salmon tend à révéler ce monde dans son innocence retrouvée. Son Journal exprime la hantise de ce qu’elle ressent comme une mission. Aura-t-elle le temps de la remplir ? Traduira-t-elle une seule fois sur sa toile la lumière qui rayonne de sa nuit intérieure ? « Il faut que je peigne, écrit-elle ; si je mourais demain, que resterait-il de moi ? L’oeuvre qu’il faut que je laisse n’existe pas encore. L’atteindrai-je ? » M. Frédéric Gaussen, le petit Frédéric du Journal, a placé cet écrit sous le signe de la mort. Dans les derniers mois de sa vie, Jacqueline Gaussen-Salmon peignait une petit source : « Si jamais je la finis, je serai heureuse, » disait-elle. Son Journal, d’où ne s’écoulent que des sources de vie, atteste qu’elle a vaincu la mort. Un prière dans la nuit est la relation de cette victoire.

 

FRANCE-FORUM, octobre-décembre 1992

 

 

ASSOCIATED PRESS

 

« Ainsi donc, depuis hier mon pays est en guerre... » Le 4 septembre 1939, le peintre Jacqueline Gaussen-Salmon commence ainsi son Journal qu’elle tiendra fidèlement jusqu’à la veille de sa mort brutale, à l’âge de quarante-deux ans, le 1er septembre 1948 sur une plage près de Montpellier.

Cette œuvre, très belle et très émouvante, paraît aujourd’hui chez Payot, à l’initiative de Frédéric Gaussen, son fils, rédacteur en chef adjoint au Monde, qui en assure également la présentation dans une préface touchante et précieuse.

Entre le 4 septembre 1939 et le jour de sa disparition, la vie de Jacqueline Gaussen-Salmon sera tendue par une seule obsession : préserver malgré les malheurs du temps, la dureté de la vie quotidienne, l’épuisement physique et le pressentiment de la mort, sa passion de peindre : « La peinture pour moi, dit-elle, n’est pas un passe-temps. C’est ma religion, c’est ma vie. »

Ces « cris et chuchotements », dont la charge émotionnelle est particulièrement intense, sont publiés dans leur intégralité au moment où la petite ville de Sommières, dans le Gard, où l’auteur avait installé son atelier, décide de lui consacrer un musée.

Ce Journal est d’abord un témoignage bouleversant sur l’amour de la peinture, sur la difficulté d’être une femme artiste durant ces années noires mais il est aussi un regard lucide et rare jeté sur le Paris de l’Occupation et de l’immédiate après-guerre.

C’es également un texte d’une grande pureté d’écriture qui a le souffle et la vivacité d’un récit bien enlevé. Ces trois cahiers qui composent ce Journal ne font qu’un. Frédéric Gaussen remarque que par sa composition, son rythme, sa dynamique, l’oeuvre se distingue des productions habituelles des diaristes, dont la confession répétitive semble s’étirer indéfiniment au fil des jours et des années.

« Lieu de méditation et de retour sur soi, écrit-il, le Journal, « ce discret ami, mon pauvre cahier », accueille ce qui permet de continuer, de ne pas perdre espoir. Lieu d’imploration, il est là pour con jurer les mauvais sorts, pour reprendre courage. Comme une lumière dans le naufrage. Une prière dans la nuit ».

 

 

Claire Gorrara

Lincoln College, Oxford

 

The three notebooks that make up the journal of Jacqueline Gaussen-Sa1mon provide an interesting insight into the world of a little-known woman painter over a troubled nine-year period , from 4 Septembre 1939 to 1 September 1848. The often lyrical prose style of the entries reveals three distinct facets of Jacqueline’s world : her idendity as a painter, fired with an intense desire to translate the mystic beauty of the French landscape into art, her rôle as a mother of two children, raising them at a time which she considered the breakdown ef the civilised society and values with which she identified, ans lastly, her postion as a spectator ans chronicler of live in Paris, and at her countryside retreat at Sommières, near Nîmes, experiencing the food shortages and the wartime deprivation of an occupied nation.

In his perceptive inroduction, her son, Frédéric Gaussen, describes her journal as « le ressort de cette activité inlassable » ; the release for this life so bound up in the material and spiritual crises of the day. The text proves highly readable, in that it does not unfdold as a series of anecdotes about daily life, but engages with such debates as the status and development of artistic expression in French society, as well as charting the growing disillusionment with life of a woman who was un able to see much in the post-war world that sustained her faith in mankind. For Jacqueline Gaussen-Salmon emerges from her journal as a woman out of joint with her times, obsessed with the creative impulse to the point of relegating the pressing material concerns of the day to the background. In the last analysis, it is perhaps this which proves the most interesting aspect of te journal : its obvious function as a point of resistance to the slow dissolution of the values without which Jacqueline Gaussen-Salmon could not live ; « une prière dans la nuit ».

 

Book Reviews, 1993

 

 

Frédéric Gaussen

 

Une mère peintre sous l’Occupation

 

Frédéric Gaussen est rédacteur en chef adjoint ajujournal Le Monde. Il préface et présente Jacqueline-Gaussen . Un femme peintre sous l’Occupation. Un livre recueil des carnets de sa mère à quelques mois d’une exposition qui lui sera consacrée à Sommières , où elle vécut les années de guerre . -

 

Ces carnets ont-ils été perdus, oubliés ? A quoi doivent-ils ces quarante années de silence ?

Frédéric Gaussen : - On connaissant l’existence de ces textes parce que des extraits en avaient été publiés dans un petit livre d’hommage que mon père avait écrit juste après la mort de ma mère en 1949. Mon père disait toujours qu’il s’agissait d’un texte d’une très grande qualité, mais il y avait peut-être une certaine crainte de notre part, une réserve intérieure à leur égard. Je les ai repris ainsi que les documents, la correspondance, en pensant à ce projet de musée pour Sommières. Pour la première fois, je les ai lus du début jusqu’à la fin. J’ai été très frappé par la qualité littéraire du texte, par la qualité du document historique et la lucidité extrême face aux événements de l’époque. Une autre chose aussi, très étonnante, est cette volonté énorme de maintenir son travail de peintre, en tant que profession dans des temps très difficiles en particulier pour une femme. Les thèmes abordés sont peu nombreux. Ils reviennent même de manière obsessionnelle dont elle fait une symphonie.

 

Le texte est d’une grande cohérence autour des thèmes de l’absence, la lumière, la famille.

Elle allait à l’essentiel, il y a très peu d’anecdotes toujours vues à travers son expérience de peintre. Elle nous a donné deux points de vue : celui de la mère et celui du peintre. Les très belles descriptions aigües, des gens, des soldats, le disent bien. Elle parle de la nature, cette sorte de mystique, d’amour de la nature dans laquelle elle essaie de se fondre, de se perdre pour pouvoir la reproduire. Au moment de la Libération de Paris, les barricades.

 

Vous dites que la peinture de votre mère n’a pas été très bien comprise par ses contemporains.

Elle avait une extrême précocité. Plus de la moitié de son œuvre était peinte en 1939, au début de la guerre. Elle a donc peint entre vingt et trente ans, énormément. Elle était très jeune et très réservée. Cette époque correspondait à la découverte du Midi, après son mariage. Une découverte qui l’a enivrée. Mais elle ne se préoccupait pas des débouchés commerciaux. Cependant, elle a beaucoup exposé dans les grands salons officiels de l’époque. Sa seule préoccupation, en fait, était pour la peinture. Ensuite il y a eu la guerre. Sa peinture était peut-être en décalage face à la « modernité » de l’époque parce qu’elle était sous l’influence de l’impressionnisme. Ma mère n’appartenait pas au « milieu » de la peinture. Elle avait fait ses études aux Beaux-Arts de Paris mais n’en gardait pas un excellent souvenir. Ce qu’elle aimait au fond, c’était d’être seule devant la toile. Cela l’isolait d’autant plus qu’elle se préoccupait assez peu de la création contemporaine. Il y a quand même une ambiguïté. A la fois, elle ne faisait rien pour être connue et pourtant elle avait envie d’être reconnue. Après la guerre, elle a dû souffrir de ce manque de regard extérieur sur son travail.

 

Comment parleriez-vous de l’évolution de sa peinture ?

Deux périodes assez nettes. L’avant et l’après guerre, la guerre étant une charnière. Certain es de ses plus belles toiles ont été peintes très jeune, elle avait vingt-cinq ans. Un travail technique très important pour une peinture spontanée, fraîche, très claire, légère. Une transparence incroyable qui crée une atmosphère particulière. Après la guerre, on trouve des peintures plus épaisses, travaillées au couteau, marquées de reliefs. Il y avait un désir de dramatiser la peinture qui devint plus grave.

Elle a peint beaucoup de portraits des membres de sa famille. Mon premier portrait , elle l’a peint quand j’avais huit jours. D’elle, nous en avons deux principaux : un en 1929 qui porte toute son innocence et l’autre en 1939, pratiquement le jour du début de son journal, il est beaucoup plus grave.

 

Gravité de la peinture, gravité aussi de l’écriture. Il y avait une foi, un élan presque solennel chez votre mère.

Elle voulait faire de sa vie une œuvre d’art, avec un côté très esthétique , une philosophie forte de la vie. Son regard d’artiste se posait même sur la vie pratique. Son rêve aurait été d’élever elle-même ses enfants. Ma mère nous a appris à lire, à jouer de la musique. Elle avait envie de fabriquer, d’éduquer ses enfants, l’envie de créer des choses vivantes,  humaines.

 

Comment cette idée de musée est-elle née ?

Une œuvre de peintre n’est pas faite pour vivre entre quatre murs. Nous avons pensé en faire un musée à Sommières, le lieu de l’atelier de notre mère. Musée qui devrait être lié aux activités de l’Office du tourisme de façon qu’il soit ouvert aux voyageur, aux touristes. Nous pensons l’élargir aux peintres de la région. Le grand-père de ma mère était passionné de peinture. Il s’est constitué une collection de peintres marseillais assez ou peu connus. Toute cette peinture pourrait être réunie dans une « maison de la peinture méditerranéenne », qui montrerait au public des oeuvres en liaison avec la lumière des paysages méditerranéens. Ce projet bien accueilli par la mairie a fait l’objet d’une convention avec la DRAC (direction régionale des affaires culturelles). Mais la création d’un musée prend toujours un peu de temps.

 

Rencontre avec Nelly Bouveret. Calades, décembre 1992

 

 

Bruno Frappat

 

Lumière filiale

 

Il faut pour consacrer un livre à sa mère surmonter bien des obstacles. A commencer par le piège de la tendresse trop évidente et forcément éblouie par son sujet. Frédéric Gaussen a trouvé le ton juste, une réserve du sentiment, une retenue de l’affectivité. Elle lui permet de rendre un hommage filial à travers l’oeuvre de cette mère-peinture tôt disparue après une courte vie de couleurs et de lumière.

Née en 1906, Jacqueline Gaussen-Salmon est morte subitement à 42 ans, par un beau jour d’été, sur une plage près de Montpellier. Elle avait vécu dans le sentiment – et le pressentiment – de l’urgence d’une œuvre. Cinq ans avant, dans le journal intime qu ‘elle tenait régulièrement depuis 1939, elle écrivait : « Il faut que je peigne ! Je peux mourir d’un jour à l’autre, comme tout le monde, et l’Oeuvre qu’il faut que je laisse n’existe pas encore. Je la poursuis de jour en jour à travers les sensations recueillies devant un paysage ou un modèle, mais l’atteindrai-je ? »

Qui peut dire d’une oeuvre qu’elle est atteinte ? Trois cents tableaux, d’innombrables gravures, dessins et aquarelles, attestent que la jeune femme ne peignait pas pour lutter contre l’ennui d’une vie domestique. « La peinture, écrivait-elle, n’est pas un passe-temps, c’est ma religion, c’est ma vie. » Portraits denses et forts de ses proches, paysages parisiens, normands ou de Sommières : les reproductions qu’en propose l’ouvrage de son fils témoignent d’une vision évolutive et belle. On en connaît la fin et on ne peut que supposer, comme dans un rêve interrompu, ce degré d’inachèvement qui est la marque de toute œuvre. Et le mystère de toute vie.

 

La Croix, 4 janvier 1997

 

 

Jacky Vilaceque

 

Bain de jouvence

 

(…) Sommières, pour cet été et sans doute bien au-delà, s’offre un ravissant élixir de nostalgie. Ce n’est pas la première fois qu’elles seront montrées, mais les toiles de Jacqueline Gaussen-Salmon sont à la ville gardoise comme un récurrent bain de jouvence. On y voit des Vidourle d’avant-guerre tout baignés de lumières d’or et des toits aux tuiles romaines qui, écrivait joliment leur auteur, « dévalent comme de longs serpents de pierres précieuses, se tordent en convulsions comme les laves d’un volcan rose pâle ». On y voit des visages depuis longtemps perdus, des enfants sages comme ils pouvaient l’être entre les deux massacres mondiaux, des ponts qui sont romains et des garrigues qui sont de tous les temps.

Depuis qu’elle est morte, si jeune, en 1948, sur une plage proche de Montpellier, son fils Frédéric, qui, longtemps, écrivit dans les colonnes de ce journal, fait tout pour lui dresser un modeste mais permanent mausolée. Pour la mère perdue bien sûr. Mais aussi pour le peintre que la renommée effleura avant que l’oubli ne l’emporte. Car Jacqueline Gaussen-Salmon était tout sauf une de ces jeunes filles dont les pinceaux d’aquarelliste étaient, comme le clavier d’un piano, des instruments obligés de la bonne éducation. Il y a de la grâce dans les tableaux des premières années, de la gravité dans les portraits de femme que, souvent, elle se consacrait, de la densité dans les toiles si chargées de la dernière période. Il y a un vrai peintre enfin que Sommières - et au-delà - va (re)découvrir. (…)

 

Le Monde, 6 juin 2003